Il allait être le dernier à avoir la pierre.
Il savait que le représentant avait fait exprès pour le punir de ce changement de clan qu’il qualifiait comme étant un attentisme, un
opportunisme des plus flagrants. Ça faisait rire le jeune homme quand les natifs de l’école commençaient à parler avec leur grand vocabulaire militaire sans comprendre la portée de ce qu’était une bataille. Ils connaissaient la guerre, mais ils ne prenaient pas la peine de se pencher sur la diplomatie, sur le terrain d’entente qui leur permettrait de s’entendre, d’enterrer la hache de guerre.
Le jeune homme sourit en affirmant qu’il n’avait jamais formellement dit qu’il était contre l’utilisation de cette dernière. Il avait été en quarantaine quand le reste du groupe avait choisi ce qu’il comptait en faire. Cette décision, il la caressait depuis un bon moment. Le représentant n’a pas été convaincu, mais n’a pas cherché plus loin. Probablement qu’il avait eu peur. Yassen ne prenait plus la peine se cacher derrière cette carapace de jeune homme sociable et en pleine possession de ses moyens et ses rires si puissants. Il ne plaisantait même plus, il n’avait pas participé à une fête depuis un bon moment ; la seule constante demeurait dans ses aventures qui lui permettaient d’échapper un peu à la colère et aux émotions qui le tenaillaient, depuis la nouvelle sobriété, qu'il n'avait pas encore apprivoisée.
Quand vient son tour, il prend la pierre dans ses mains avant de chercher un endroit où il serait seul. Une fois ce dernier trouvé, il la retourne dans la paume de sa main en tentant de se concentrer au possible sur la personne qu’il voulait réincarner. Alors, soudainement, elle se concrétise au travers de la brume et des volutes, mais le jeune homme ne peut pas retenir sa surprise : «
Oncle Vassil ? » Il ne s’attendait pas à le voir. Ce n’était même pas lui qu’il voulait invoquer. C’était bien sa veine. Il avait raté son suicide, maintenant, il ratait la réincarnation de son oncle Emil, à croire qu’il n’était plus capable de rien faire.
Le fantôme, ou peu importe ce qu'il était, lui faisait un grand sourire, un peu triste et un peu fatigué, mais dans lesquels se pressentait un bel et terrible soulagement. D’un ton attendrissant, qui donnait envie au brun de vomir, Vassil prend la parole, l’accueille chaleureusement : «
Kamen. » Le jeune homme ne tarde pas à le corriger, non sans retenir un rire amer qui dévoile ses dents non droites : «
Yassen. » Il crache par terre avant de jeter un regard sombre à son oncle. Cette lueur n’existe pas dans le regard de son frère. «
On respecte les morts, tâchez de faire de même pour les vivants. » Derrière son ironie, sa fureur est nettement perceptible, mais en même temps, il ne maîtrise pas le sarcasme aussi bien que son double.
Les traits de Vassil se détendent. «
Yassen. » La tendresse n’était pas un concept que Yassen maîtrisait, encore moins qu’il aimait. Ça ne voulait rien dire pour lui qui avait grandi sans amour, qui lui avait toujours préféré les rapports charnels. «
Arrête de me regarder comme ça. » lui ordonne-t-il. S'il y avait une chose qu'il supportait encore moins que l'affection, c'était la pitié, et il n’autoriserait personne,
personne à le regarder avec une telle bienveillance. Si l’oncle Vassil voulait signer son entrée au Paradis, qu’il aille répandre sa miséricorde ailleurs qu’avec lui.
«
Je sais que tu as aimé ma mère, mais je n’ai jamais voulu qu’elle se fasse violer. » L’oncle fait mine d’être surpris, mais le jeune homme ne se laisse pas impressionner par un aussi mauvais jeu. Depuis le temps, il sait lire au travers des façades. Le frère de son père n’a jamais approuvé la manière dont Katia a été traitée et torturée, dans le simple but de donner des héritiers au représentant du clan. Vassil n'avait jamais su cacher la tristesse de son regard quand il regardait Kamen, Oxana ou lui.
«
Tu ressembles beaucoup à ton père. » Il lâche un sourire et tente de rattraper son erreur. «
Direct, bon petit soldat, tu suis des personnes sans chercher à comprendre leurs idées. Dis-moi, ton père t’a fiancé ? » Il ne comprend pas la question, mais fait un petit hochement de tête. «
Qui est l’heureuse élue ? » Il avale, et tente de se donner contenance, afin de ne pas fuir le regard de son oncle. «
Mérope Greengrass. » Son oncle hausse les sourcils. «
Greengrass comme la veuve Greengrass ? Je ne sais pas ce que tu as fait à ton père pour mériter ça. » Yassen ferme les poings, ses paumes saignent, mais il tremble avant de hurler. «
Arrête de te ficher de ma gueule ! » Il tombe à genoux en s’agrippant les cheveux, il a envie de crier, il a envie de
tuer, il respire fortement en tentant de reprendre son calme, de ne pas porter attention à ses envies qui ne l’avaient pas repris depuis le début de son adolescence. Vassil n’est apparemment pas impressionné. Ces accès de folie étaient nombreux dans la famille, et dans les conditions où son frère avait élevé ses fils, cela ne le surprenait pas vraiment. D’un ton posé, il cherche à comprendre.
«
Ton père me détestait. Pourquoi m’avoir ramené ? » C’est un timbre qui demande une réponse. L’adolescent laisse tomber ses bras le long de son corps. Regardant l’herbe, il hausse les épaules. «
Je me suis trompé. », murmure-t-il, penaud. Il avait voulu ramener un autre de ses oncles, mais apparemment, sa sorcellerie ne lui permettait même plus de ramener la bonne personne. «
Je ne suis plus capable d’utiliser la magie. Je suis malade et je vais bientôt mourir. Je ne pourrais jamais revenir en Bulgarie et regarder mon père en face. » L’aveu pourrait surprendre, mais pas quand on connaît Yassen ; les morts ne parlent pas, les morts ne pourront jamais raconter à sa famille la proie de sa tristesse, le poids de son
désespoir. On peut se montrer faibles face aux morts parce qu’ils se sont montrés faibles faces à la vie. C’était ainsi que le jeune homme le percevait. Vassil ne semble pas comprendre. Il en peut pas saisir la portée de ce qui se passe en ce moment, de la maladie, de la quarantaine, de
l’infection, de la guerre civile qui fomentait dans les ombres, alors que les non-attentifs l’accusaient d’attentisme.
Pensif, Vassil reprend : «
Je pense que tu devrais commencer à voir plus loin que ton père. Tu avais commencé à le faire quand tu étais jeune. Tu n’as pas idée à quel point ça l’avait enragé de te voir tatoué des trois sceaux. » Il tente de se faire bienveillant. «
La haine et la tension sont ce qui a détruit notre famille. Commence à réfléchir et à prendre ton avenir en main. »
C'était si facile à dire.L’oncle se permet de pointer la poitrine de son neveu. «
Tu portes encore la veste du clan. Tu portes encore le sceau du dragon alors que nous savons que cela ne te correspond pas. Tu es un Yordanov. Tu le seras toute ta vie. Mais tu es un dragon, une flamme et un soleil en même temps. » Yassen a un sourire, en entendant ses paroles d'enfance. Comme quoi le dragon avait perdu ses ailes. «
Toi et moi ne sommes pas les héritiers de nos clans, mais nous pouvons faire en sorte que la nouvelle branche qui pousse soit encore plus forte que la précédente. Contrairement à Kamen, tu as le droit de te distancer et de bâtir ton empire sur de nouvelles bases sans te soucier de ce qui a été créé auparavant. Tu commences à partir de rien. C'est... Comment disent les Britanniques ? » Yassen répond : «
Boon or bane. »
Aubaine ou fléau, quand on traduisait littéralement, à la fois une bénédiction et une malédiction. Vassil hoche la tête, jette un regard à Poudlard, tente l'humour. «
J'aurais eu la chance de visiter l'Angleterre dans ma mort. Ta mère peut dire ce qu'elle veut, Poudlard semble bien moins pourri que Durmstrang. C'est vrai qu'ils allument des feux pour chauffer le château ? » L’adolescent rit de bon cœur en confirmant la rumeur. Poudlard était une école confortable. L’oncle a retrouvé une certaine sérénité. Solennellement, il prononce : «
Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. » auquel répond Yassen : «
Ce qui nous tue nous rend immortel. »
C’était sa vision du clan. C’était de faire en sorte de collectionner les accomplissements pour vivre dans les souvenirs et dans les cœurs des prochaines générations, pour que l’empire qu’il crée dans le futur ne soit jamais oublié. Il ne voulait plus craindre la mort. Il lui avait fait face de trop nombreuses fois. C’est ce qui le rendrait puissant, c’est ce qui ferait sa source. Comme une
flamme, il allait mourir, comme un
dragon, il allait continuer de vivre, de voler librement, sans craindre d’être enfermé, prisonnier du manoir central et comme un
Soleil, il ne serait jamais oublié, il serait reconnu pour ce qu’il est.
Cela sonnait merveilleux. L’homme le regardait, avec le même regard qu’il lui avait adressé au début de la rencontre, quand il pensait avoir affaire à Kamen. «
C’est une manière de voir les choses. Tu vivras dans les cœurs comme Zahari et moi continueront de vivre à travers vous. » Yassen penche la tête sur le côté. Perplexe, après un moment de silence, dans ses recherches, dans ses mémoires, il demande : «
Qui est Zahari ? » C’est prononcé avec une telle honnêteté et une telle innocence que c’est difficile de ne pas être blessé. L’oncle se renferme soudainement. Son expression, soudainement, ressemble à celle de son père, sévère, froide,
cruelle, faisant frissonner le jeune homme jusque dans l’échine. «
Tu ressembles beaucoup à ton père. » se contente de dire l’oncle Vassil. Cracher sur la mémoire d’une personne qu’on avait torturé enfant et avoir le culot de demander au père de cette dernière de qui il s’agissait. C’était déterrer la hache de guerre et l’utiliser pour asséner un dernier coup dans la poitrine d’un vieux frère.
«
Je t’avais surestimé. »
Sans rien dire de plus, il disparaît.
Yassen avait encore la pierre dans sa main.
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